"La mission de donner les outils pour penser"

Mis à jour le 30.11.23

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Quelle professionnalité enseignante pour une démocratisation des savoirs ? À travers ses études sur les supports et les dispositifs pédagogiques ou encore sur les pratiques culturelles à destination de l’enfance et de la jeunesse, Stéphane Bonnéry tente de répondre à cette question implicite mais en filigrane du métier enseignant.

Stéphane Bonnéry est docteur en sciences de l’éducation à l’université Paris 8, Vincennes Saint-Denis et membre de l’équipe de recherche CIRCEFT-ESCOL. Ses recherches s’inscrivent dans une sociologie de l’éducation articulée à la sociologie des classes sociales et des pratiques culturelles de l’enfance et de la jeunesse. Il a écrit notamment “Comment la culture vient aux enfants: repenser les médiations”, “Comprendre l’échec scolaire: élèves en difficulté et dispositifs pédagogiques” (Edition la Dispute)

FsC 494 UDA Bonnéry 2©Bilal-Naja

Quelle professionnalité enseignante pour une démocratisation des savoirs ? À travers ses études sur les supports et les dispositifs pédagogiques ou encore sur les pratiques culturelles à destination de l’enfance et de la jeunesse, Stéphane Bonnéry tente de répondre à cette question implicite mais en filigrane du métier enseignant.

Certaines pratiques participent-elles aux inégalités scolaires ?

Il faut en préalable rappeler que les personnels enseignants ont des marges de manœuvre dans un espace contraint qu’ils ne choisissent pas. Cela entraîne une participation, malgré eux, à un système inégalitaire. Il faut donc veiller à ne pas produire une culpabilisation, à ne pas leur faire porter toute la responsabilité. Le nouveau sens de l’école primaire, défini depuis environ 60 ans et visant à préparer la suite de la scolarité, visant à donner à chaque enfant la possibilité de réaliser des études longues, a été mis à mal par des politiques de renoncement. En créant des parcours scolaires différenciés, des adaptations multiples, en imposant un socle qui coupe le programme entre ce qui est d’un côté obligatoire pour tous et d’un autre côté le reste des disciplines réservées à certains. Juste après la mise en place du socle, on a enlevé deux heures de cours par semaine (les samedis matins) en même temps que l’on ajoutait au programme une langue vivante, les éducations à l’art et à l’environnement. Les politiques publiques, pour des raisons idéologiques ou pour des raisons budgétaires - ne pas trop dépenser malgré la vague démographique du baby-boom de l’an 2000 -, ont ainsi créé les conditions qui mettent en difficulté les enseignants. Comment enseigner tout, à tous les élèves et en particulier à ceux qui ne rencontrent les savoirs savants qu’à l’école ? Comment faire dans sa classe avec moins de temps et les élèves tels qu’ils sont ? Il est logique que des pédagogues adoptent alors une sorte de stratégie de survie. C’est le cas de l’adaptation et d’une externalisation de l’apprentissage en dehors de la classe. Par exemple, la classe inversée fait peser sur les ressources familiales la réalisation d’un cours ou la réduction en classe des temps de transfert des savoirs dans différents types de situations qui renvoie à l’élève et à sa famille la charge de cette activité si difficile.

“L’élève ordinaire, c'est celui qui ne sait pas que
la question posée par la maîtresse est simplement rhétorique”

Les supports peuvent-ils également faire obstacle aux apprentissages ?

Comme tout instrument, ils traitent l’action et peuvent donc constituer, selon les cas, des obstacles ou des ressources. Toute une partie des contenus du premier degré est devenue ambitieuse, avec des notions bien plus complexes qu’il y a 70 ans dans plusieurs disciplines, du moins avant l'arrivée de Jean-Michel Blanquer et de ses « fondamentaux ». Par exemple, quand on enseigne « les Capétiens », on enseigne moins le récit d’une famille et bien davantage la constitution du pouvoir royal en tant que concept. Or, la plupart des manuels sont conçus à partir d’un nombre important de documents, avec des questions de descriptions : « où est le roi ? » « que fait-il ? » Une question finale invite, ensuite, de manière implicite à tisser les liens avec ces premières consignes pour aborder les enjeux notionnels. Les bons élèves sont ceux qui n’obéissent pas au pied de la lettre et anticipent dès les premières questions la dernière d’entre elles qui nécessite un saut cognitif important. La plupart des élèves vont suivre les consignes et répondre simplement et de façon disjointe à chaque question posée, sans se dire que ces consignes sont « truquées ». Être appliqué, obéissant, c’est pour eux une sorte de condamnation d’avance. Une fausse solution, par facilité, conduirait à se dire qu’il faudrait revenir à une simplification des manuels, qui permettrait une réussite immédiate des exercices. Mais, ce serait nier l’enjeu de s’approprier des notions complexes, ainsi que des capacités à traiter des documents comme des objets à interroger, alors que la poursuite d’études l’exige. On n’est pas obligé de choisir entre des pages dans tous les sens et un seul document. On pourrait sélectionner deux ou trois documents et travailler avec un guidage qui dépasserait les constats factuels pour éclairer au fil des questions les apports notionnels. Faire en sorte d’enseigner à tous les élèves à « lire » ce type de support autrement que ce que ce terme signifie pour eux, c’est-à-dire repérer des informations explicites, sinon, c’est un renoncement pédagogique et politique à la démocratisation scolaire.

Quel "élève ordinaire" l'école doit-elle prendre en compte ? 

Dans la scolarité obligatoire, 53% des enfants viennent de familles où le parent référent est ouvrier, employé ou inactif. Cela signifie que massivement, les élèves ont des parents qui savent lire au sens classique, mais qui n’imaginent pas qu’un auteur de manuel fasse exprès de ne pas tout dire pour qu’on trouve soi-même les significations. Ce sont des parents qui ne peuvent refaire le cours à la maison car ils n’ont pas la formation pour cela. Ce qui est d’ailleurs également le cas chez beaucoup d’autres familles moins populaires. C’est ce que la période Covid a rappelé : enseigner est un métier. Ces élèves-là sont donc la majorité et non une quantité négligeable et sacrifiable. L’élève ordinaire, c’est celui qui ne sait pas que la question posée par la maîtresse est simplement rhétorique, que l’enseignante connaît en réalité la réponse, celui qui ne sait pas que la question est posée non pas pour les élèves qui savent répondre, mais pour que l’on cherche la réponse. La formation nous a modelés dans une forme savante, celle de l’école qui est du coup devenue une évidence pour nous. Or, elle est loin de l’être pour beaucoup d’élèves, de familles. La culture savante est différente de la vie ordinaire où on vit dans le monde, on ne l’interroge pas sans arrêt ! L’école devrait avoir mieux pour mission de constituer cette posture d’étude du monde qui ne va pas de soi et qui ne se transmet pas sans enseigner de savoirs comme l’idéologie des compétences veut le faire croire.

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Que signifie penser l'implicite ? 

Très loin des préconisateurs qui croient que dire les choses au début suffit pour éclairer, l’explicitation est progressive, au fil de l’action. Les tâches scolaires, les activités et l’enseignement nécessitent de construire les moyens de compréhension, de construire ce déplacement intellectuel, un changement de posture mentale. Si je reprends l’exemple des Capétiens, les questions devraient aider à comprendre la notion de pouvoir royal, et donc quand je demande : « que fait le roi ? », je devrais préciser : « en quoi cela montre son pouvoir ? », sans attendre la dernière question. Ainsi pourrait apparaître pour tous : il prie lorsqu’on le couronne pour imposer l’idée qu’il tiendrait son autorité d’une puissance divine.

“Reprendre du pouvoir d’agir, dans un objectif partagé de démocratisation scolaire”

De quels moyens disposent les enseignants pour agir sur la transformation de l'école ? 

Le métier a beaucoup changé ces dernières décennies, il est devenu plus complexe, notamment pour les raisons ci-dessus exposées. Ce qui signifie qu’il est en même temps potentiellement plus intéressant. Il importe d’identifier les contraintes, pour faire avec, ou aller contre, dans une perspective de démocratisation scolaire. C’est-à-dire que quel que soit le milieu d’origine, chaque élève peut bénéficier des mêmes savoirs enseignés partout. S’il est fondamental que le syndicalisme porte l’amélioration des conditions du travail enseignant et participe à améliorer les conditions d’étude des élèves, il existe aussi des pistes plus pédagogiques. Ces dernières s’éclairent par des questions sur les finalités politiques de l’école. Cela passe par un choix éclairé des supports, des activités... Se méfier de l’individualisation, sorte de cheval de Troie d’une course à la précocité. Cesser de réduire les solutions proposées à l’action hors l’école, qui culpabilise implicitement les personnels enseignants et par ricochet les familles. Reprendre du pouvoir d’agir, dans un objectif partagé de démocratisation scolaire, est indispensable pour éviter le désespoir et l’inculcation idéologique du sentiment d’incapacité. Le temps disponible pour faire classe et la formation décaporalisée sont des facteurs essentiels pour redonner ce pouvoir pédagogique de telle sorte que l’on réduise les pré-requis sociaux en faisant l’école à l’école. Il faut se détacher des injonctions prescriptrices, cesser d’être piloté par l’évaluation et redevenir pilote.

“Les pistes pédagogiques s’éclairent par des questions sur les finalités politiques de l’école”

Comment éclairer les choix pédagogiques ?

La question sous-jacente reste celle de la mission de l’école. Quel projet politique lui est associé ? Il s’agit de mieux prendre conscience de ce que l’on fait. Les choix pédagogiques, sans identifier les besoins, peuvent aller à l’encontre d’une démocratisation des savoirs. Être capable, par exemple, de sortir des directives nationales de la mise en concurrence des élèves pour aller vers des pratiques de coopération. D'autant plus que les élèves y gagnent ! Les choix pédagogiques sont d’autant plus éclairés que l’on s’interroge sur les élèves pour qui l’on travaille. Le métier d’enseignant a une longue histoire qui s’articule autour de cette mission de donner les outils pour penser. Les choix s’inscrivent dans cette volonté de faire du commun pour qu’un maximum de jeunes se l’approprie. Redonner à l’école son rôle d’outil de conquête de manières de pensée qui ne sont pas présentes dans tous les milieux sociaux, mais qui sont celles de la culture savante et des lieux de pouvoir.

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