L'art et la culture à portée de projet

Mis à jour le 28.12.23

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Un espace dans lequel oser. La finalité de l'éducation artistique et culturelle, malgré une revendication constante d'émancipation, est passée d'une capacité de remise en cause de l'ordre social à une conception actuelle moins politisée.

Marie-­Pierre Chopin est professeure des universités en sciences de l’éducation et de la formation à l’université de Bordeaux. Ses travaux portent sur les politiques éducatives liées à l’éducation artistique et culturelle. 

FsC 494 UDA 2023 Marie-Pierre Chopin©Bilal-Naja

“Un espace dans lequel oser”

Quel est l'objet de l'éducation artistique et culturelle ? 

Il relève d’une visée d’émancipation par l’art et la culture. Mais le terme va prendre des significations différentes entraînant de discrètes réorientations. À la fin du XIXe siècle, la première ambition de l’éducation à l’art se construit hors l’école dans une perspective militante de pouvoir contrecarrer l’ordre établi et d’une capacité de lutter. Cet idéal politique de doter ouvriers et paysans de la culture va se moduler progressivement. Quand l'éducation artistique et culturelle entre à l’école, ce même objet d’émancipation se décline au fil des politiques éducatives. Il va d’abord s’agir de la formation d’un individu « libre et désaliéné », capable de vivre collectivement dans un monde ouvert, en écho avec l’humanisme des Lumières. La visée d’une régulation des fractures sociales ou des distances culturelles constitue une démarche compensatoire pour favoriser un développement harmonieux de la civilisation. Puis, progressivement l’art devient un objet de développement de compétences individuelles, préparant chacun à être responsable de lui-même. Par ailleurs, il devient une entrée vers d’autres savoirs avec un objectif de réussite scolaire. On est ainsi passé d’une finalité intrinsèque de l’art à une finalité de plus en plus extrinsèque.

Quelle a été son institutionnalisation ? 

Des premiers cadres axiologiques sont posés lors du congrès d’Amiens en 1968 estimant que l’école constitue un levier puissant de démocratisation de la culture. Quelques années plus tard, des cadres techniques donnent la possibilité de financer des dispositifs et un objectif de 10% du temps pédagogique occupé par les activités artistiques est affiché. Ces cadres viennent appuyer et légitimer une doctrine visant à faire bouger l’école. Ils vont être petit à petit re-configurés après des phases d’expérimentation en passant par l’élaboration de quelques modèles et l'apparition des dispositifs tels que les classes à PAC (Projet artistique et culturel). Ces cadres ne s’exercent pas sur les enseignantes et enseignants mais donnent un espace dans lequel oser. Ils organisent des principes autour de trois piliers : rencontre avec l’œuvre, pratiques artistiques, analyse et réflexivité. Depuis 2013, le fléchage des projets, de leur contenu et de leur visée, s’accompagne d’un cadrage des formes, en particulier des appels à participer à des concours divers. Il s’agit à la fois de faire remonter du chiffre et de faire descendre des formats.

“À la fin du XIXe siècle, la première ambition de l’éducation à l’art se construit hors l’école
dans une perspective militante de pouvoir contrecarrer l’ordre établi et d’une capacité de lutter”

Quelles conséquences de la mise en place de ces nouveaux cadres ? 

La valorisation du parcours d’EAC - éducation artistique et culturelle - réaffirme la place de l’art et de la culture, mais dans un parcours individuel, proche d’un outil de constitution d’une trajectoire personnelle dont il faudrait se doter. D’autre part, l’évolution récente socio-technique avec l’application Adage fabrique des usages de projets clé en main. Le cadre devient alors un exercice de contrainte sur les personnels. Il y a une dépossession des marges de réalisation avec une standardisation qui serait gage d'efficacité. Ces dispositifs créés par des structures extérieures, en recherche de volontaires, engendrent un timing et des formes d’actions qui incombent de moins en moins aux enseignants. L’imposition d’une finalité externe à l’art, avec des objectifs extrinsèques ciblés et parfois décalés, peuvent faire perdre la perception de leur pertinence. Certains PE, en particulier les plus expérimentés, détournent les objectifs, d’autres peuvent être mis en difficulté ou dans des positions de refus. Les questions portent sur la manière dont il est possible de faire vivre les cadres. Il faudrait repenser ces derniers pour qu’ils n’enserrent pas mais donnent des possibles.

Pourrait-il y avoir une discipline scolaire de "culture générale" ?

La culture est tout sauf générale. Chaque savoir, chaque art, a sa culture spécifique, sa manière de sentir, de bouger, de dire… Il ne peut s’agir de trouver quelque part un stock de savoirs composés d’objets sélectionnables et « bien » présélectionnés. Même la muséographie est passée d’une collection d’objets morts à une pratique vivante ! Les pratiques et connaissances de cultures spécifiques agissent dialectiquement et sont mises au service de la création d’autre chose, pour construire des individus libres qui inventent, composent à des fins d’expériences partagées.