Un géant nous quitte, Zéralda est triste

Mis à jour le 09.02.19

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L’auteur, dessinateur et illustrateur strasbourgeois Tomi Ungerer nous a quittés. Il laisse derrière lui une œuvre immense dont un musée à Strasbourg assure le rayonnement. Il avait accordé en mai 2017 une interview à Fenêtres sur Cours que nous reproduisons ici, ainsi que la chronique que lui avait consacrée Marion Katak dans le même numéro. Il nous disait alors "qu'il fallait enseigner aux enfants à être libres".

« Enseigner aux enfants à être libres  »

En quoi vos souvenirs d’enfant ont-ils influencé votre œuvre ?

J’ai été exposé dès le plus jeune âge au fanatisme français chauvin de ma mère qui haïssait tous les Allemands et au fanatisme des nazis. J’ai trouvé mon humanisme au milieu de tout ça. Je me suis débarrassé de la haine dès l’âge de douze ans car je me suis rendu compte qu’on ne pouvait pas juger les gens par leur origine ou par leur religion. Je suis un instrument de paix et de respect et ma philosophie c’est le doute, qui accepte l’éventualité. Il y a toujours une relativité de la morale dans mes livres pour enfants. L’Occupation c’est un état d’esprit. À la maison nous étions Français, dans la rue nous étions Alsaciens et à l’école j’étais Allemand et tout ça c’était normal. Pendant la guerre je ne me rappelle pas avoir eu peur. Un jour un avion américain m’a mitraillé et dans mes livres, si j’utilise la peur, c’est simplement pour donner aux enfants les moyens de la surmonter. Quand les Français sont revenus, après la guerre, pour un mot d’alsacien, même à l’extérieur de l’école, on avait deux heures de retenue ou des paires de gifles. C’était de la persécution. Les personnages de mes premiers livres sont des animaux discriminés... C’était des livres de réhabilitation. Et en fin de compte c’était moi que je voulais réhabiliter... Sale rat, sale pieuvre, sale boche.

Quels souvenirs d’élève gardez-vous ?

C’était l’oppression totale mais je n’ai que des bons souvenirs de l’école allemande. J’étais dyslexique, toujours rêveur mais attentif quand j’avais des bons professeurs. J’ai toujours beaucoup aimé l’histoire, la géographie et la littérature, définitivement. Dessiner c’était mon talent. Quand les nazis sont arrivés, il a fallu apprendre l’allemand en trois mois. Il y avait toute une série de règles qui me sont restées toute la vie. D’abord les douze fleurs rares qu’il ne fallait pas cueillir. On nous a dit qu’on serait sévèrement puni si on torturait un insecte. Je ne me rappelle pas qu’il y ait eu la moindre dispute entre élèves. On nous avait expliqué que nous étions tous « les fils du Führer ». Chaque leçon commençait par une chanson nazie. On avait une radio dans chaque classe avec les discours du Führer. C’était le lessivage de cervelle total. C’est pour ça que toute ma vie je me suis engagé contre le racisme et la violence.

Pourquoi écrivez-vous des livres pour la jeunesse ?

Tout à coup on a un déclic, on s’assied et quelque chose se produit. Je me suis toujours adressé à moi-même, je suis assez infantile pour ça. Ma passion c’est la littérature et j’ai été élevé pendant la guerre avec Gédéon et les Pieds Nickelés. Avant la guerre j’avais déjà découvert Hergé. Dans mes premiers livres, je livrais un message sans le savoir. Mes personnages sont avant tout libres et une réflexion de moi-même. Je suis définitive- ment l’ogre de Zéralda. C’est aussi ce que je veux dire aux professeurs : enseigner aux enfants à être libres, tout en étant différents et disciplinés. C’est le triangle de ma vie, à angles variables : enthousiasme, discipline et pragmatisme.

Comment on écrit à la fois de la littérature de jeunesse, de la publicité, des dessins érotiques ?

Le livre d’enfant n’a pas été pour moi une occupation principale. Toute ma vie j’ai été un touche-à-tout. Je ne peux pas être complètement limité ni par une discipline et certainement pas par un style. Il faut que je puisse me distraire avec mon travail. Et puis ensuite j’ai ma curiosité et j’ai toujours utilisé mon instinct. L’essence même de l’éducation c’est d’éveiller la curiosité. Une fois qu’on est curieux, on devient collectionneur. Que ce soit de mots, d’événements, de connaissances. Et une fois qu’on se met à comparer, on a tout le nutriment de l’imagination. Une fourmi sous un éléphant est une fourmi sous un ciel gris. Les mots, c’est ma passion. Le dessin c’est une projection du mot ou de la phrase.

Comment expliquez-vous votre succès ?

Mes livres d’enfants sont traduits en 47 langues. Les 3 brigands s’est vendu au Japon à plus d’un million d’exemplaires. Pourquoi est-ce que mes livres d’enfants sont restés ? D’où ça vient ? Mon humilité n’arrive pas à l’expliquer. Au début Pas de baisers pour maman a eu aux États-Unis le prix du plus mauvais livre d’enfant de l’année ! J’ai rompu tous les tabous. Dans les années 60, les esprits se sont carrément libérés. J’ai toujours été un esprit provocateur et je pense que sans le savoir je faisais passer un message qui maintenant est un message approprié aux problèmes actuels.

Les livres de Tomi Ungerer chroniqués par Marion Katak dans le n°435 de Fenêtres sur Cours.