“Mettre les enfants dans une posture collective d’action”

Mis à jour le 26.11.21

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Moins commenté dans le débat public que le réchauffement climatique, le recul de la biodiversité participe pourtant des menaces pesant sur la viabilité de la planète. Si l’effondrement est déjà engagé, le désastre peut être évité car les solutions existent. Leur mise en œuvre exige dès maintenant d’autres arbitrages politiques, économiques et sociaux. Dans cette course contre la montre, l’école, à qui il revient de former écocitoyens et éco-citoyennes, a toute sa place. C’est ce que développe Luc Abbadie, écologue, professeur à Sorbonne Université.

Luc Abbadie est professeur de Sorbonne Université et chercheur au département « Diversité des communautés et fonctionnement des écosystèmes » et directeur de l’Institut d’écologie et des sciences de l’environnement (iEES), Paris.

FsC UDA 478 Luc Abbadie©Millerand-Naja

Comment faire comprendre aux élèves ce qu'est la biodiversité ? 

La biodiversité recouvre la variabilité du vivant. Pour l’observer, il faut s’intéresser aux espèces, à leurs différences et ressemblances. C’est le niveau le plus simple avant de voir comment ces espèces s’assemblent pour former des écosystèmes. Pour des enfants, approcher la biodiversité, ce serait essayer de pointer ces différences et ces ressemblances, puis de réfléchir en quoi elles permettent aux espèces de vivre ensemble.

En quoi la biodiversité est-elle garante de la viabilité de la planète ? 

La biodiversité n’est pas garante à elle seule de la viabilité de la planète. A travers la filtration du carbone, elle participe d’abord de la régulation du climat. Dans la végétation et les sols, le stock de carbone est trois à quatre fois supérieur à celui de l’atmosphère. La déforestation et la culture des sols ont donc un impact négatif sur la quantité de CO2 libérée. La biodiversité détermine la couleur de la surface de la planète et sa capacité à réfléchir l’énergie solaire incidente, avec des effets sur la température. Elle agit également sur le cycle de l’eau. Sur une partie des continents, les pluies proviennent de l’eau recyclée par les végétaux. Supprimer une forêt perturbe le niveau de précipitations. Les racines et la faune des sols influent sur leur capacité à filtrer l’eau et à recharger les nappes phréatiques. Le monde vivant impacte directement tout ce qui fait notre vie : l’eau, l’atmosphère, la température...

Comment rendre perceptible aux élèves le recul de la biodiversité ? 

Aujourd’hui, en France, l’indicateur principal qui peut être saisi par de jeunes élèves, c’est la diminution du nombre d’oiseaux. On trouve facilement des informations fiables. Sur plus d’une centaine d’espèces suivies, il y a une diminution d’à peu près 1% par an. En Ile-de-France, le nombre des moineaux a chuté des deux tiers ces dernières années. En capturant des insectes avec un filet ou en allumant une lampe la nuit sur un drap blanc, on observe des diminutions importantes sur plusieurs années. On peut aussi discuter avec les grands-parents qui raconteront comment, sur la route des vacances, ils devaient régulièrement nettoyer leur pare-brise, couvert d’insectes écrabouillés. Ce n’est plus du tout le cas aujourd’hui. Les données historiques collectées depuis le début du XVIe siècle par les naturalistes renseignent sur les espèces disparues, environ 3 ou 4 espèces animales et autant de végétales par an. Visiter en ligne la galerie des animaux disparus du Muséum d’histoire naturelle est assez saisissant. Des données assez marrantes sont disponibles sur le poids relatif des êtres vivants : les animaux d’élevage « pèsent » 14 fois plus que les mammifères sauvages, de quoi comprendre la part prise par l’élevage. Enfin, les données sur les abeilles sont assez populaires. Pourquoi ne pas interviewer des apiculteurs qui ont connu des chutes énormes de pollinisation avec des mortalités terribles ?

Quelles en sont les causes ? 

Elles sont bien identifiées : l’intensification de l’agriculture, la surpêche et le changement climatique. Pour les milieux terrestres, l’agriculture prend la place des habitats des organismes sauvages. La fragmentation des paysages, constatée quand un seul fragment de forêt subsiste au milieu d’une plaine céréalière, est cause de régression de la biodiversité. À l’inverse, un paysage mosaïque où alternent surfaces cultivées variées, prairies et forêts, enrichit la biodiversité. Dans les océans, au-delà des pollutions locales, la surpêche qui épuise les espèces exploitées est le principal problème. L’épuisement des stocks provoque en cascade la pêche de nouvelles espèces au cycle de reproduction plus lent et donc très fragiles.

FsC UDA 478 Luc Abbadie©Millerand-Naja

Quelles conséquences pour l'humanité et sa sécurité alimentaire et sanitaire ? 

Aujourd’hui, des résultats scientifiques solides montrent qu’une diversité élevée confère une bonne résistance aux perturbations. Dans une prairie, plus il y a d’espèces, plus la résistance à la sécheresse est bonne. La résistance aux maladies est du même ordre. Quand la biodiversité des espèces est élevée, les pathogènes ont du mal à se disperser. La diversification végétale permet aussi d’associer des plantes auxiliaires qui attirent les insectes prédateurs des pestes nocives aux plantes cultivées. L’augmentation de la diversité génétique des cultures ainsi que celles des paysages est un enjeu agricole majeur. Enfin, un lien statistique apparaît entre la genèse des pandémies et la destruction des milieux naturels. La déforestation multiplie les zones de contacts inédites entre humains et animaux sauvages, augmentant le risque de transmission de zoonoses* aux humains.

Quel lien entre biodiversité et réchauffement climatique ? 

C’est un cercle vicieux. Le changement climatique nuit à la biodiversité. Dans l’hémisphère nord, il se traduit par un mouvement des zones climatiques vers le nord. À un degré de réchauffement moyen correspond un déplacement de 150 km des zones climatiques. Toutes les espèces ne pourront pas suivre. Le vivant réagit également au changement climatique par effet de sélection : la structure génétique des espèces est modifiée. Mais les mutations ne se font pas à la même vitesse chez tous les organismes. Pour les mammifères, le changement climatique est mille fois trop rapide. La structure des écosystèmes change et on est incapable d’en prédire les conséquences. En retour, les effets de la biodiversité sur le climat sont de deux types. Le changement des couvertures végétales avec le recul des surfaces claires, souvent enneigées, diminue l’effet dit « albedo » de réfléchissement du rayonnement solaire. Les surfaces sombres s’accroissent et accélèrent le réchauffement. Autre inquiétude, la libération des stocks de carbone présents dans les sols gelés des zones polaires où le réchauffement est plus fort. Au final, les rétroactions du vivant provoquent un effet d’emballement sur la mutation climatique.

Pourquoi parler d'effondrement ? Cela revient-il à faire siennes les conclusions de la collapsologie ** ? 

La notion d’effondrement fait référence aux taux actuels d’extinction, sans commune mesure avec ce qui a pu être reconstitué au cours de l’histoire terrestre. L’actuelle réduction d’abondance de certaines espèces est quasi instantanée. Une certitude : le changement climatique est là, à un rythme intenable. C’est une catastrophe, il n’y a aucun doute là-dessus. Si on n’agit pas, le monde du vivant ne résistera pas. On n’a donc pas à être pour ou contre l’effondrement, c’est une perspective. Mais pas une certitude. Je ne suis pas collapsologue et je reste optimiste car je pense qu’on peut encore éviter de tomber dans le désastre absolu. La catastrophe est évitable si on fait les efforts nécessaires qui ne sont pas tous difficiles. Mais chaque jour qui passe rend l’effort plus compliqué. Qu’arrivera-t-il aux humains avec un tel impact sur le vivant ? De nombreux endroits présenteront des conditions de vie impossibles avec des tensions fortes sur les ressources. La question quitte donc le champ scientifique vers le philosophique et le politique : est-on capable d’organiser la solidarité nationale et internationale pour engager les changements nécessaires ?

Quelles sont les priorités pour inverser la tendance ? 

La priorité, c’est décarboner le plus vite possible. La lutte contre le gaspillage alimentaire et la réduction de la production de produits animaux permettent de limiter les surfaces agricoles pour replanter des forêts qui capturent du carbone. L’enjeu est en fait social : organiser la solidarité avec les paysans, éviter la hausse du coût de l’alimentation. La généralisation l’agro-écologie peut y contribuer. L’autre enjeu, c’est l’énergie. La meilleure énergie est celle qu’on ne consomme pas. Dans nos pays, agir sur le chauffage et la renaturation des villes est très efficace. Il faut tendre vers la diversification énergétique avec des bilans environnementaux complets. Les éoliennes ne sont pas bonnes à installer partout car elles peuvent avoir des impacts forts sur la biodiversité à certains endroits. Le nucléaire nous est présenté comme un miracle, en occultant ses impacts sur la biodiversité, l’origine des combustibles, le traitement des déchets, la consommation d’eau des centrales. Il faut sortir de la pensée magique : il n’y a pas une bonne solution. Au final, il faut diminuer les flux matériels de consommation de matières premières et promouvoir sobriété, durabilité, recyclage. 

Quelle peut-être la place à l'école, à travers son travail d'éducation, face à ces enjeux ? 

À l’école, on peut faire de l’information générale car on sait que les écoliers font pression sur leurs parents. Former les élèves aux éco-gestes parce qu’ils créent une culture. À la cantine, éviter le gaspillage et recycler les déchets alimentaires. Apprendre à être en contact avec la biodiversité, réfléchir à l’usage du papier. Bref, faire des petites choses qui ne suffisent pas sur le plan quantitatif, mais qui créent la culture et la responsabilité des enfants. Au fond, nos problèmes relèvent de représentations, de valeurs, de vie en commun, de partage... Face aux messages simplistes, l’enjeu intellectuel de ce siècle, c’est de raisonner en termes de complexité et d’arrêter de croire à des idées miracles. Le mot clé, c’est la citoyenneté écologique. De ce point de vue, l’école est bien placée.

 Comment s'y prendre pour ne pas angoisser les enfants en les confrontant aux menaces qui pèsent sur leur avenir ?

L’université est confrontée à ce problème avec des étudiants très bien informés mais angoissés au point que beaucoup disent ne pas vouloir d’enfants dans ce monde-là. Alors, comment faire pour dire ce qu’on a à dire, exposer ce que sait la science, sans provoquer une déprime complète ? La solution est d’exposer la réalité tout en montrant comment on peut agir dessus. Avec les enfants, on peut également susciter l’enthousiasme en les faisant participer à la solution, en les mettant dans une posture collective d’action. Soyons créatifs pour en faire des acteurs. Ils en sont tout à fait capables. Ce sont des personnes assez responsables, parfois plus que les adultes. 

Vous participez à un groupe de travail coordonné par le climatologue Jean Jouzel sur la formation d'enseignants aux enjeux de la transition écologique. Des préconisations ? 

Nous proposons un plan global de formation portant d’abord sur des généralités sur les raisonnements systémiques, les questionnements prospectifs. Ce n’est pas très compliqué à acquérir. Puis, il faut maîtriser un socle de connaissances sur le changement climatique, la biodiversité et aussi l’économie, l’énergie, voire la psychologie pour raisonner en connectant les différents enjeux. On peut comprendre facilement des choses sur le changement climatique ou la biodiversité en quelques heures, pour accéder à une culture commune de transition écologique. Et puis surtout promouvoir de la rénovation pédagogique avec la formation par l’action. Ceci correspond aux attentes de nos étudiants affamés d’action dont beaucoup s’engagent dans la conception d’outils pédagogiques pour les écoles. L’action-formation contre l’inaction, c’est vraiment une affaire de choix politique.