“Limiter la charge de travail des enseignants”

Mis à jour le 19.12.21

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En première ligne face à la pandémie et aux atermoiements des décisions ministérielles, les enseignants et enseignantes ont maintenu la cap des apprentissages en faisant preuve de résilience et d'imagination.

Dominique Cau-Bareille est maîtresse de conférence à l’Institut d’étude du travail de Lyon. Elle mène des travaux de recherches en ergonomie dans le champ de l’enseignement.

Dominique Cau-Bareille UDA 2021

Cécile Brunon mène des travaux de recherche en ergonomie au CNAM et est chercheuse associée au laboratoire « Éducation, Cultures et Politique » de l’Université Lumière Lyon 2. Ses travaux portent sur les stratégies mises en jeu pour gérer différentes sources de prescription.

Cécile Brunon UDA 2021 ©Patrick Cros-NAJA

Comment définir la santé au travail ? 

CÉCILE BRUNON : La santé au travail, celle des enseignants comme celle de toutes les personnes qui travaillent, n’est pas simplement l’absence de maladie mais un processus qui se construit dans le temps au fil des expériences.
DOMINIQUE CAU-BAREILLE : C’est une notion complexe, c’est être en capacité de faire face à ce qui peut vous arriver, ce qui sort de l’ordinaire, être en capacité de renormaliser son activité pour réguler des situations. Cela peut être source d’apprentissages et de développement personnel.

Le confinement a-t-il eu des conséquences sur leur santé ? Lesquelles ? 

D. C.-B. : Les enseignants n’ont pas été impliqués dans les processus de décision concernant le confinement. Ils ont été mis devant le fait accompli, devant la responsabilité d’organiser individuellement le travail à distance. Le fait de confisquer ce temps d’élaboration collectif a eu un impact sur la santé. Il y a eu toute une étape de sidération face à l’annonce du confinement, puis une phase d’inquiétude sur comment faire puisqu’il n’était pas possible de mettre en place les gestes professionnels. Cela a été source de stress et a fragilisé certaines personnes.
C. B. : Des enseignants se sont saisis des marges de manœuvre qu’ils avaient, du fait de prescriptions quasiment inexistantes et se sont donnés plus de liberté pour tester des choses. Pour d’autres, le distanciel a été beaucoup plus difficile à mettre en place. Ils se sont sentis en difficulté face à cette nouvelle situation sans compter qu’il leur a fallu maîtriser les outils numériques du jour au lendemain. Certains ont pu s’appuyer sur leur expérience mais cela a été plus compliqué pour d’autres pour des raisons matérielles et de formation aux outils.

Quels leviers ont été actionnés par la profession pour minimiser cet impact ? 

D. C.-B. : Là où il y avait un collectif fort avant le confinement, les collègues se sont organisés entre eux pour gérer les enseignements, trouver des astuces, contacter les familles qui ne répondaient pas aux appels. Il y a eu une certaine solidarité au sein de l’école. Cela a permis de mener des réflexions et de jouer un rôle positif sur l’élaboration des activités proposées aux élèves, mais aussi de limiter la charge de travail des enseignants pour ne pas se perdre dans un puits sans fond. Les parents ont aussi parfois été des ressources, se rendant au domicile de familles qui n’avaient pas d’informatique, pour déposer du travail. Là où les collectifs étaient faibles, chacun a travaillé individuellement, le collectif ne jouant pas son rôle protecteur du point de vue de la santé.
C. B. : Les enseignants ont pu demander de l’aide dans leur sphère personnelle mais aussi dans une sphère professionnelle un peu plus élargie que d’habitude. Notamment avec l’aide de certaines circonscriptions, conseillers pédagogiques qui ont tout de suite réagi et mis en place des espaces d’échanges. Les sphères de vie personnelle et professionnelle se sont brouillées : le professionnel a pu prendre beaucoup de place, avec une difficulté à poser des limites entraînant le sentiment d’être débordé, surchargé de travail.

En quoi la réouverture des écoles a-t-elle participé à la fragilisation de la santé des PE ? 

C.B. : Les enseignants ont appris quelques jours avant la reprise dans quelles conditions ils allaient rouvrir les écoles, avec des protocoles sanitaires contraignants qui ont modifié de façon importante la manière de faire fonctionner l’école mais aussi de faire classe. Ils se sont retrouvés à devoir repenser tout cela avec le stress de l’organisation, la peur de la maladie et une difficulté à trouver du sens. S’ajoutent à cela des consignes pas très claires sur ce qu’on allait devoir faire à l’école. Il y avait la sensation pour certains de rouvrir les écoles pour faire garderie. Tout cela a été très déstabilisant et a chassé d’un revers de main tout ce qui avait pu être construit pendant le confinement alors que certains enseignants s’étaient vraiment investis dans leur travail, avec une forme de stabilité dans le travail à distance. Mais tous étaient contents de retrouver leurs élèves car le cœur du métier est d’être en relation avec eux. Ce qui a été éprouvant, c’est le fait de ne pas pouvoir s’appuyer sur des routines et tenir un rythme soutenu, ce qui est coûteux du point de vue de la santé.
D. C.-B. : Là encore, les enseignants ont été exclus du processus de décision, avec des protocoles qui ne tenaient pas du tout compte du point de vue de l’activité. Comment faire pour accueillir les enfants, comment réaliser un travail de qualité avec un protocole qui entrave la relation entre élèves et entre élèves et enseignants ? Cela a suscité énormément d’inquiétudes et de colère face aux incohérences des mesures mises en place et à leur non faisabilité.

Enseignement en classe et maintien du lien avec les familles restées à distance, quelles conséquences sur la santé des PE ? 

C. B. : Des enfants étaient à l’école, d’autres non. Il a été demandé aux enseignants d’abandonner le distanciel. Pour certains, cela a été très difficile de trancher le dilemme entre préserver sa santé et ne pas abandonner ces élèves restés à la maison. De plus, ils ont été seuls pour le trancher dans un contexte d’urgence.
D. C.-B. : Certains ont collé à la consigne de ne faire que du présentiel et se sont retrouvés en cohérence avec la prescription institutionnelle. D’autres ont fait uniquement du présentiel mais tout en étant inquiets des élèves non présents en classe, générant un conflit éthique difficile à vivre. D’autres encore n’ont pas voulu « abandonner » les élèves restés en distanciel et ont continué à leur donner du travail, à échanger avec eux. Ceux qui ont cherché à tenir le présentiel et le distanciel sont ceux qui nous ont semblé en plus mauvaise santé, faisant état d’une fatigue chronique extrêmement importante. Dans ce choix de garder les deux activités, ils ont cherché à garder du sens dans le travail.

Quel a été le rôle du collectif de travail dans la phase de réouverture des écoles ?

C. B. : L’appui sur le collectif a été différent d’une école à une autre. Parfois, des organisations collectives ont permis de se partager le travail. Parfois, le collectif a été mis à mal en raison de l’ur-gence de la situation, de la présence du virus ou des choix d’organisation de la classe.
D. C.-B. : Les postures différentes au sein de collectifs forts ont fragilisé certaines équipes pédagogiques. Au moment de la réouverture des écoles, beaucoup de choses ont pesé sur les épaules des directeurs qui ont joué un rôle de parapluie vis-à-vis de leurs collègues. Cette période a été source d’inquiétudes, d’insomnies amenant certains directeurs à vouloir arrêter de porter cette responsabilité.

Quelles recommandations faites-vous pour préserver la santé au travail ? 

D. C.-B. : Il est essentiel que les décisions importantes soient prises en concertation avec les acteurs de terrain, plus au fait du réel de l’activité et des contraintes de l’activité. Il est aussi important, tant d’un point de vue syndical qu’institutionnel, d’avoir des temps de réflexion sur ce qui a été imaginé, inventé pendant le confinement, pour pouvoir penser le devenir du métier.
C.B. : Même si les enseignants arrivent à prendre un peu plus de la distance avec la situation que nous impose le Covid, même s’ils s’octroient un peu plus de marges de manœuvre, il faudrait des espaces de discussion et d’élaboration pour savoir quoi faire des protocoles, discuter du réel de l’activité. Les enseignants se retrouvent à bidouiller, tricher avec la prescription pour tenir le coup mais comme cela n’est pas assumé collectivement vis-à-vis de l’employeur, ce n’est pas confortable et ne permet pas de construire sa santé au travail.