Le ministère change le logiciel

Mis à jour le 30.12.21

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La politique d’éducation prioritaire (EP) a été créée il y a 40 ans pour compenser les inégalités sociales souvent à l’origine des inégalités scolaires. Mais malgré les résultats, le ministère change le logiciel.

Dossier Éducation prioritaire : malgré les résultats, le ministère change le logiciel

Créé il y a 40 ans pour compenser les inégalités sociales souvent à l’origine des inégalités scolaires, la politique d’éducation prioritaire (EP) n’a pas été constamment portée par une même dynamique. Mise en sourdine, relancée, parfois négligée en termes de moyens, voire carrément niée dans ses orientations, l’EP n’a jamais fait l’objet d’un véritable bilan. Pourtant les bénéfices de l’éducation prioritaire sur la scolarité des enfants issus de milieux défavorisés ne peuvent être contestés. Des effets renforcés par la mise en place du dispositif « plus de maîtres que de classes », l’institutionnalisation du travail collectif au sein des équipes pédagogiques et des formations spécifiques adaptées aux besoins du terrain.

UDA 2021 dossier EP ©Millerand-naja

Si le travail des enseignantes et enseignants de l’EP prouve que de meilleures conditions d’apprentissage permettent de réduire les fractures socioculturelles qui caractérisent les territoires ghettoïsés, Jean-Michel Blanquer a décidé d’explorer une autre voie en lançant l’expérimentation des contrats locaux d’accompagnement (CLA). Pour de nombreux spécialistes de l’école, ces nouveaux dispositifs modifient profondément le logiciel de l’éducation prioritaire. « Lutter contre les ségrégations et outiller des collectifs enseignants sont les orientations que devraient retrouver l’éducation prioritaire, affirmait Jean-Yves Rochex, professeur en sciences de l’éducation lors de la première université en ligne du SNUipp-FSU en novembre 2020. Ce ne sont pourtant pas celles que suit le ministère, et encore moins celles de la réforme annoncée qui tourne le dos aux enseignements que l’on peut tirer des presque 40 ans de cette politique. »

“Il faut sanctuariser les moyens ”

Marc Douaire UDA 2021  ©Millerand-Naja

Marc Douaire est président de l’Observatoire des zones prioritaires créé en 1990 et ayant pour objectif de favoriser l’information, la réflexion et les échanges sur l’éducation prioritaire.

A quoi peut-on s'attendre avec l'expérimentation des contrats locaux d'accompagnement (CLA) ?

Les CLA ne partent pas d’une analyse pragmatique du terrain qui montrerait que les réseaux d’éducation prioritaire (Rep) ne sont pas la bonne politique à conduire pour résoudre et améliorer les résultats scolaires et la vie des élèves en éducation prioritaire (EP). Ils sont nés de la volonté du ministre, Jean-Michel Blanquer, de ne pas procéder à l’évaluation de la politique d’EP telle que le gouvernement précédent s’y était engagé. Les CLA sont des contrats tournés vers des établissements, l’enseignement catholique sous contrat peut les intégrer mais surtout les difficultés sociales que rencontrent, sur leur territoire, les familles, les élèves, ne sont plus la référence. La question des inégalités sociales est mise de côté au profit d’une politique territoriale. Le rural est mis en avant au détriment des quartiers ghettoïsés.

Sont-ils de nature à remettre en cause la conception globale qui préside depuis 40 ans en EP ? 

Clairement oui. Avec sa création, la politique d’EP a pris en compte, pour la première fois, le fait que les élèves ne sont pas en situation d’égalité, qu’ils ont des bagages culturels et sociaux extrêmement différents. Mise en place dans les territoires fortement marqués par les inégalités, elle articule le système éducatif local, les collectivités locales, les services déconcentrés de l’Etat et les associations. C’est aussi une politique inter-degrés, de l’entrée de la maternelle jusqu’à la fin de la scolarité obligatoire qui marque la continuité et la cohérence des apprentissages pédagogiques et éducatifs. C’est enfin, une politique de projets, pilotés nationalement et articulés avec la liberté des acteurs de terrain. Dans les CLA, la question sociale est évacuée au bénéfice du dynamisme des établissements, il n’y a pas de projet de réseau, et les moyens sont conditionnés à des résultats, c’est une véritable rupture. Nathalie Elimas annonce la généralisation des CLA en 2022 et la disparition des Rep.

L'EP a subi des changements d'orientation, comment les expliquer ? 

En 40 ans se sont superposées plusieurs conceptions de l’EP. L’originelle, celle d’Alain Savary, était de réunir sur un territoire donné l’ensemble des acteurs en charge des enfants et des jeunes au sein d’un projet éducatif, souvent dans des cités ghettoïsées où le service public ne pouvait plus remplir sa fonction normale. Une autre était centrée sur l’intra-scolaire avec un projet école-collège. Dans la troisième, il s’agissait d’assurer la promotion d’individus vers l’excellence, de favoriser une élite sans se soucier des autres. La politique d’EP a fonctionné continuellement en relance, silence, oubli, négation, sans véritable bilan sauf au moment de la refondation de l’éducation prioritaire.

Les forces et les faiblesses de l'EP aujourd'hui ? Comment l'améliorer ?

Les forces résident dans des équipes et des pilotes fortement mobilisés pour faire réussir l’ensemble des élèves malgré les changement incessants, une volonté de marquer des cohérences et des continuités de l’entrée de l’école maternelle jusqu’à la fin de la scolarité obligatoire, un souci constant d’améliorer la professionnalisation pour mieux répondre aux difficultés des élèves et de donner du sens à l’école publique. Elles résident également dans les projets construits à partir des axes du référentiel de l’EP : concilier exigence et bienveillance, développer le travail collectif, articuler prescription nationale et liberté des équipes, articuler politique partenariale et spécificité du travail enseignant. La labellisation est aussi un atout qui implique l’attribution de moyens différenciés sur un temps long. Les faiblesses se logent dans la discontinuité du pilotage politique, les détournements ou remises en question du principe originel de l’EP et à son application qui n’a pas été réellement prioritaire dans nombre d’académies. Pour réussir à lutter contre les inégalités au sein de l’école, il faut à la fois un pilotage ferme et de la confiance envers les équipes de terrain. Il faut sanctuariser les moyens en postes, en remplacement et en formation. Les nouvelles fonctions, coordonnateurs, enseignants référents, formateurs, doivent être aussi reconnues car elles apportent de la dynamique. Dans la gestion quotidienne des académies, l’EP doit être réellement prioritaire. Enfin, les nouvelles formes de travail passant par un collectif professionnel doivent être encouragées et prises en compte dans la formation initiale des enseignants.

Reportage     Faire la différence

UDA 2021 dossier EP2 ©Millerand-naja


Travailler en éducation prioritaire est un exercice du métier plein de défis et de possibles aux enjeux pédagogiques exigeants pour peu que les moyens soient donnés. Un référentiel systémique, des effectifs réduits en cycle 2, du temps pour la concertation en Rep+ et la formation sont les conditions de travail proposées aux enseignant•es en éducation prioritaire pour compenser les inégalités sociales souvent à l’origine des inégalités scolaires. Des conditions d’apprentissage qui ne suffisent pas à définir une éducation prioritaire.
« Enseigner en Rep+ est différent car les élèves sont différents, commence Carène Boulay, enseignante en CE1 à l’école élémentaire du Petit Chénois à Montbéliard (Doubs). Pour beaucoup, le français n’est pas leur langue maternelle et le milieu défavorisé dans lequel ils vivent engendre un certain nombre de difficultés particulières, du point de vue du langage mais aussi de la compréhension, du passage à l’abstraction ». Depuis une vingtaine d’années en Rep+, elle a recours, comme ses collègues, à une pédagogie explicite recommandée par le référentiel de l’éducation prioritaire. « On prend le temps avec chaque élève d’expliciter pourquoi on fait ça, comment on va le faire, à quoi on va arriver », souligne Carène Boulay. La coopération est également une notion importante. « Les valeurs qui sous-tendent la coopération apportent de la cohésion au groupe », poursuit l’enseignante. La pédagogie par le jeu est particulièrement développée là où il y a un déficit de langage. « Avec des petits effectifs, ma pratique a complètement changé. Organiser des jeux, favoriser la circulation dans la classe, manipuler... Le temps de parole accordé à chacun nous donne également une meilleure connaissance des élèves. ». La récente formation autour de la coopération entre les élèves mais également dans l’équipe sera suivie d’un temps de concertation par niveau pour s’approprier les notions abordées avec le chercheur et les mettre en place dans les classes. « Une vraie réflexion qui n’a rien à voir avec une formation descendante imposée, conclut-elle. On a aussi le temps de se retrouver sur le temps de classe pour échanger sur nos pratiques, collaborer ».

“Maintenir un bon niveau d’exigence”

Marc Bablet UDA 2021 ©Millerand-Naja

Marc Bablet a été enseignant, IEN, puis inspecteur d’Académie. Il a été chargé de mission au ministère pour la refondation de l’éducation prioritaire, puis chef du bureau de l’éducation prioritaire. Il est actuellement membre du bureau et du conseil scientifique de l’Observatoire des zones prioritaires.

Quel est l'esprit du référentiel de l'Education prioritaire ? 

Ce référentiel a été conçu avec l’apport des personnels de l’éducation prioritaire. On a listé ce qu’on savait des composantes de la réussite scolaire grâce à la recherche et cela a été confronté aux réflexions et compléments des experts, des formateurs, des enseignants. Les six grandes orientations sont précisées en sous-objectifs puis déclinées en actions souhaitables. Le référentiel combine de grands objectifs à poursuivre et des exemples d’actions issues des pratiques du terrain. Ce n’est pas un référentiel de compétences mais un ensemble de repères. Par rapport à la politique conduite actuellement qui voit comme seule perspective la réduction des effectifs en GS, CP et CE1, le référentiel est systémique. Il repose sur l’idée que la réussite ne peut venir d’une seule mesure, d’un seul dispositif. Plus de maîtres que de classes était une mesure plus souple à cet égard. Pour améliorer les résultats de nos élèves, il faut travailler en même temps sur toutes les composantes indiquées par le référentiel en les articulant entre elles. Chaque projet de réseau doit choisir la manière de construire cette articulation.

Quels sont les enjeux pédagogiques de l'enseignement en EP ?

La question pédagogique ne saurait être isolée de la question didactique, de celle des relations avec les parents, de l’idée du travail collectif, de l’importance de l’évaluation et du pilotage. Ce que l’on sait des difficultés des élèves des milieux populaires et de celles de nos collègues en EP nous invite toutefois à consolider prioritairement certaines pistes pédagogiques : veiller à bien comprendre ce que les élèves ne comprennent pas, enseigner plus explicitement en ne faisant pas comme si les orientations proposées et les consignes données allaient de soi, bien être centré sur les apprentissages visés plus que sur les activités proposées. Il faut maintenir un bon niveau d’exigence, mais aussi enseigner et évaluer avec bienveillance, c’est-à-dire en respectant l’élève qui ne doit pas voir l’évaluation comme une menace, comme un jugement mais comme une aide à comprendre, à apprendre.

Quels sont les besoins en formation des PE ? 

Il faut d’abord aider les enseignants à déterminer ce dont ils ont besoin et ne pas le leur imposer d’en haut au nom de la science. Pour cela, il est nécessaire de conduire un travail sérieux qui puisse s’appuyer sur leur expérience et sur l’habileté de formateurs bien formés eux-mêmes. Mais aussi trouver les perspectives souhaitables et les manières de faire qui répondront aux problèmes professionnels rencontrés en éducation prioritaire, en observant le travail des élèves et des enseignants, en favorisant les observations croisées, les co-observations. Il faut, ensuite, confronter ces problèmes professionnels, parfois vécus comme des difficultés, à ce que l’on sait par la recherche et par l’expérience de collègues chevronnés pour permettre aux enseignants en formation d’être vraiment eux-mêmes en recherche, en expérimentation de formes nouvelles de travail à confronter à la classe. À l’évidence, les collègues contractuels ou débutants ont des besoins différents. Ce qui ne veut pas dire qu’il faudrait les former séparément, peut-être même au contraire, faudrait-il qu’ils bénéficient de la discussion avec des aînés.

Où en est-on de la formation dans les Rep+ ?

Dans le cadre de l’Observatoire de l’éducation prioritaire, nous avons sollicité l’avis des enseignants et autres personnels de REP et de REP+ en juin 2021. La première observation est que la pandémie a amené son lot de suppressions de formations et a même réduit en REP + les heures de concertation. Il n’y a eu aucune priorité à la formation en éducation prioritaire pendant la pandémie. Ce qui est aussi frappant pour le premier degré est l’absence de visibilité de la formation dédiée à l’éducation prioritaire pour ses acteurs : à peine 50% des répondants savent dire s’il y a eu ou non de la formation spécifique à l’EP. Enfin, le plus inquiétant est la très forte hétérogénéité entre les académies. On voit là ce qui se passe quand l’Etat pilote moins fortement les politiques publiques et laisse faire sans contrôle. C’est le fruit des politiques néo-libérales conduites actuellement. Et le paradoxe est que nos collègues pointent largement que là où il y a eu de la formation au travers des plans français et maths, c’est dans une logique parfaitement descendante, absolument incompatible avec la démarche que je ne vous ai exposée.