Former la personne et le citoyen

Mis à jour le 24.11.22

min de lecture

"L'école a pour mission centrale de former la personne et le citoyen" : Jacques Bernardin du GFEN évalue les fondamentaux de Blanquer et propose de nouvelles perspectives dans une école démocratique et émancipatrice

 “L’école a pour mission centrale de former la personne et le citoyen”

Pendant cinq ans, l’école a été mise au régime des fondamentaux au prétexte de réduire les inégalités scolaires et de résoudre les difficultés d’apprentissage. Les résultats sont-ils à la hauteur ? Les enjeux contemporains, l’accélération des mutations dont nous sommes les témoins nécessitent de repenser les attendus éducatifs. Si l’accès au savoir et l’émancipation intellectuelle restent l’horizon, quels pourraient être les « fondamentaux » d’une culture commune, dans une école démocratique et émancipatrice ?

UDA 2022 Bernardin 4©Millerand-Les grenades-Naja

Jacques Bernardin, docteur en sciences de l’éducation et président du Groupe français d'éducation novelle (GFEN). Il s'est en particulier intéressé au rapport de l'école des élèves des milieux populaires.

En recentrant les enseignements sur les fondamentaux, Jean-Michel Blanquer promettait une amélioration des résultats des élèves, est-ce le cas ? 

Pour les dédoublements de CP et de CE1 qui ont servi d’appui pour impulser tous les changements, les résultats sont décevants. Selon le rapport 2021 de la Depp(1), les résultats des élèves qui étaient dans des classes dédoublées ne se distinguent pas des élèves des classes qui ne le sont pas à population comparable, avec certes des progrès entre début et fin de CP mais dont on voit les bénéfices s’épuiser à la fin du CE1. C’est donc loin d’être le cas en français, ni en mathématiques même si c’est un petit peu mieux. L’étude Cedre(2), qui concerne les CM2-3e en 2019, constate que le score moyen en mathématiques a baissé de 17 points par rapport à 2014. On peut lire dans L’État de l’école 2021, produit par le ministère, que « quelles que soient les évaluations, Cedre, Pisa(3), Timms(4), on constate depuis 30 ans une baisse très sensible du niveau moyen et une augmentation des inégalités ». Les difficultés résistent avec notamment de forts écarts en fonction de l’origine sociale.

Quelles comparaisons peut-on faire avec les pays voisins ? 

Les points faibles relèvent de la compréhension fine, notamment les compétences « interpréter et apprécier un texte » qui, selon Pirls(5) 2016, chute de 21 points en 15 ans. Cette permanence des difficultés des élèves français à investir des questions plus ouvertes est quasiment un effet de système qui sans doute s’est accéléré avec les préconisations qui nous ont été adressées depuis 5 ans. En 2019, l’évaluation Timss sur maths et sciences constate que la France se situe en deçà de la moyenne européenne ainsi que de celle des pays de l’OCDE(6), quel que soit le domaine de contenu ou le domaine cognitif considéré. L’enquête Talis(7) de l’OCDE en mathématiques rappelle que des thèmes comme améliorer les compétences des élèves en résolution de problèmes ou l’esprit critique sont peu traités. Comparant la France avec d’autres pays, seulement 29% des PE donnent fréquemment des exercices obligeant à développer l’esprit critique contre 65% en Espagne et 36% en Suède.

UDA 2022 Bernardin 2©Millerand-Les grenades-Naja

A l'heure du bilan des années Blanquer, peut-on parler d'un appauvrissement des contenus d'enseignement ? 

Le rapport récent sur l’enseignement au CM montre qu’après 5 années de pression sur les fondamentaux, ceux-ci continuent de déborder sur le temps consacré aux autres disciplines au-delà même des prescriptions officielles. Des domaines ont été sacrifiés parmi lesquels l’EPS ou encore les arts et les sciences : 20% de l’enseignement artistique et 1/3 de celui des sciences disparaissent. Ce même rapport de l’inspection générale sur les CM parle d’un appauvrissement de la pédagogie : non seulement les enseignements se sont resserrés sur les fondamentaux mais ceux-ci ont été plutôt investis sur des compétences et activités de bas niveau appelant à la mise en place d’automatismes, plutôt que de réflexion approfondie. La recherche coordonnée par Roland Goigoux « Lire écrire au CP » de 2015 confirme un enseignement généralisé du code avec une variabilité de la part accordée aux autres composantes parmi lesquelles l’acculturation, la production écrite et la compréhension. Au niveau des CM, le rapport IG 2022 montre que le travail sur la compréhension est bâclé et le temps consacré à la production écrite très en deçà de ce qui serait nécessaire pour préparer les élèves à aborder la 6e.

"Les difficultés résistent avec notamment de forts écarts en fonction de l'origine sociale"

Quel impact sur les pratiques enseignantes  a eu le recentrage sur les fondamentaux ? 

Les collègues ont été perturbés dans l’exercice professionnel par un discours officiel très souvent relayé par les corps intermédiaires et les équipes de circonscription. La pression évaluative contribue, comme ailleurs, au « Teaching for test » : on passe moins de temps à travailler sur les réelles compétences des élèves qu’à les entraîner à réussir les évaluations. Avec des effets de leurre qu’on peut imaginer.

Les inégalités scolaires/sociales perdurent-elles ? 

Ce qui devait être le plancher minimum garanti devient le plafond maximal attendu. La promotion des apprentissages fondamentaux a servi une politique de restauration conservatrice contribuant à édifier une pauvre école pour les enfants de pauvres, une école à deux vitesses. On peut mettre en parallèle les orientations actuelles pour l’école et la bipolarisation des emplois et besoins en qualification projetés d’ici à 2030 (cf : France Stratégie/ Dares(8) - mars 2022). D’un côté des emplois de niveau Bac +2 à +5 , voire plus, de l’autre des emplois faiblement qualifiés : agent d’entretien, aide à domicile, aide-soignante, conducteur de véhicules... L’école serait-elle instrumentée pour reproduire la hiérarchisation sociale, pour préparer les enfants d’origine modeste aux emplois précaires et mal payés et à courber l’échine ? Ce serait oublier que jusqu’au terme du collège, l’école a pour mission centrale de former la personne et le citoyen. Cela doit rester le fil rouge de notre activité professionnelle.

UDA 2022 Bernardin 3©Millerand-Les grenades-Naja

Quels sont les fondamentaux d'aujourd'hui et quelles compétences développer ? 

Le « lire-écrire-compter » ne peut pas se penser indépendamment des autres domaines d’apprentissage qui sont autant de points d’appui pourque les élèves trouvent sens et investissent l’école. Ces sources de questionnement sur le monde légitiment et justifient l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, si essentielles pour grandir et se construire comme sujet autonome. En matière de lecture, les compétences ne doivent pas négliger la compréhension fine, l’interprétation et la capacité de recul critique à l’égard des écrits. En mathématiques, ce qui importe est la capacité à résoudre des problèmes et à raisonner. Finalement, quel que soit le domaine, il s’agit de développer à la fois la curiosité et la capacité de distance réfléchie, autrement dit le goût de savoir et le goût du savoir.

"Développer le goût de savoir et le goût du savoir"

Quels sont les défis contemporains à relever pour l'école ?

L’école a un rôle important à jouer pour des raisons de justice sociale, mais aussi pour comprendre et s’insérer dans une société de plus en plus complexe où la formation continue devient la règle dans tous les métiers. Un autre défi concerne la révolution numérique soumettant chacun à un flot d’informations ininterrompu et incontrôlé rendant plus impérieux la construction de capacités de lecture approfondies nécessaires pour exercer une vigilance critique.

Quelles devraient être les orientations pour l'école ?

Alors que l’on est en train de réduire l’école à une adaptation de plus en plus stricte à l’univers économique et à l’employabilité, il faut réaffirmer qu’elle a essentiellement le rôle de former l’homme et le citoyen. Actuellement, la démocratisation reste sélective hors quelques « exceptions consolantes » mais les inégalités perdurent. A contrario, viser une démocratisation élargie de l’accès aux savoirs et à la culture est un choix pertinent à l’égard des enjeux contemporains. Conjointement l’émancipation intellectuelle doit rester notre horizon : permettre à chacune et chacun de prendre conscience de ce qui le constitue, sans être ligoté par son passé, élargir ses pouvoirs de penser, se découvrir des capacités inédites, renverser les fatalités intériorisées mais aussi résister aux manipulations marchandes ou idéologiques.

UDA 2022 Bernardin 1©Millerand-Les grenades-Naja

Vous parlez aussi de fatigue démocratique ? 

Si on regarde les résultats aux dernières élections présidentielles et législatives, on s’aperçoit que le taux d’abstention n’arrête pas de croître au fil des années. Il y a un doute sur la représentativité politique dont les causes sont sans doute multiples. L’abstention est nettement plus marquée dans les territoires défavorisés, tout comme les votes d’extrême droite. L’école ne peut se satisfaire de voir toute une part de la population désabusée ou abusée par des discours simplistes, excluants.

"La promotion des apprentissages fondamentaux a servi une politique de restauration conservatrice"

Quelles modalités pour permettre aux élèves d'accéder à l'émancipation intellectuelle ? 

Au GFEN, ce qui est important, est de travailler sur une diversité de domaines et registres d’activités afin de développer l’intérêt des élèves à l’égard des apprentissages. La visée d’une école démocratique émancipatrice oblige à interroger les modalités pour y parvenir, notamment les démarches intellectuelles à impulser chez les élèves. Donner du sens est une question centrale et plusieurs dimensions peuvent y participer. La première est relative au degré d’ambition à l’égard des élèves considérés fragiles. Par ailleurs, il faut reconsidérer la place des situations exploratoires d’une pédagogie active propre à mobiliser les élèves, et cela dans une approche exigeante des contenus. L’école enseigne parfois les savoirs dans leur forme faite alors qu’ils ne prennent leur sens et leur pertinence aux yeux des élèves qu’à travers le processus qui les a constitués. Autrement dit, il s’agit de les « mettre en culture ». Les savoirs dans leur forme d’aujourd’hui sont faussement simples, notre relation d’évidence à leur égard nous joue des tours : l’enseignant doit se décentrer et se mettre dans la tête de l’élève le plus éloigné de l’objet. Toute réussite peut faire sens et générer l’envie d’en savoir plus. Sans négliger la progressivité du pas à pas, il ne faut pas s’interdire de poser des défis cognitifs, sources de bonds intellectuels.

"L'école serait-elle instrumentée pour reproduire la hiérarchie sociale ? "

Qu'est-ce qui est fondamental pour l'Education nouvelle ? 

Le principe d’éducabilité dans sa radicalité. L’importance de l’activité de l’élève, pas seulement une activité pratique et opératoire mais aussi une activité intellectuelle. Autre élément fondamental, c’est l’agir ensemble, la coopération. Et puis, dernière dimension sur un registre plus politique, l’autogestion solidaire. En plus de la curiosité et de la confiance en soi, l’ouverture à l’altérité est sans doute un élément clé avec la capacité à se mettre en débat avec les autres jusqu’à pouvoir remettre en cause son opinion première. Une compétence scolaire et tout à la fois sociale : au-delà des intérêts singuliers, comment parvenir à faire société dans un souci du bien commun ?

(1) Depp : Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance
(2) Cedre : Cycle des évaluations disciplinaires réalisées sur échantillon
(3) Pisa : Programme international pour le suivi des acquis des élèves
(4) Timss : évaluation internationale des élèves de CM1 en mathématiques et en sciences
(5) Pirls : évaluation internationale des élèves de CM1 en compréhension de l’écrit
(6) OCDE : Organisation de coopération et de développement économiques
(7) Talis : Teaching and learning international survey
(8) Dares : Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques