A propos de la note du CSP sur la maternelle

Mis à jour le 18.01.21

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Enseignante chercheuse en sciences du langage, Mireille Brigaudiot décrypte pour le SNUipp-FSU la note du CSP sur l'école maternelle qui dans un premier temps souhaitait revoir les programmes de l'école maternelle.

Il suffit d’avoir une petite connaissance des jeunes enfants pour constater un décalage incroyable entre ce qui est à leur portée et ce qu’on envisage de leur demander dans cette note. C’est cette question de fond qui choque en premier à la lecture. Mais il y a aussi régulièrement des utilisations de termes techniques (notions et concepts qu’on appelle « vocabulaire de travail ») complètement erronées, des intitulés de paragraphes tout à fait étonnants, des rapprochements si saugrenus qu’on a l’impression d’avoir un ajout de « copier-coller ». Je vais partir d’un exemple.
Page 11. Paragraphe « Place du jeu ». « C’est en chantant, « en jouant » des poésies et des comptines, des formulettes en petite section, qu’il prend conscience de l’existence des mots. »
Pour définir le « mot », on peut renvoyer, soit à une caractéristique sémantique (unité de sens), soit à un caractère distributionnel (unités découpées dans une phrase), soit à une unité orthographique (il devient alors unité graphique séparée par 2 blancs). Pour un enfant qui a 3 ans, donc non-alphabétisé, une évidence est de rappeler qu’il n’entend aucun mot en chantonnant « toc toc toc petit pouce es-tu là ? ». Il récite un truc un peu rigolo. Et ça tombe bien, c’est le but. Ce qu’il dit est une suite articulatoire (avec toute l’intelligence parfois des enfants pour y mettre du connu : prononciation « petit pouce têtu là »). Il n’a donc aucune prise de conscience. D’ailleurs, qui peut parler de « prise de conscience » de quelque chose touchant à l’outil du langage qu’est la langue, chez un enfant de 3 ans? C’est pour ça que toute l’orientation du Programme 2015 se fondait sur l’activité langagière, et pas la langue, parce que là, on est sûr que les enfants en sont capables. La preuve ? Ils trouvent un peu rigolo de parler à leur pouce.
Mais ce n’est pas tout. Dans la ligne précédente, on lit que cette sorte de jeu permet d’amorcer chez l’enfant la compréhension du principe alphabétique. Mais que vient faire une règle relative à l’écriture du français, dans une situation de chant par cœur ? Mystère. J’ai d’ailleurs trouvé 4 mentions du « principe alphabétique » dans le texte, toujours dans l’oral, parfois à 3 ans. Incompréhensible.
Dernière remarque, ces citations sont extraites du paragraphe consacré au jeu. Aucun enfant de maternelle ne pense qu’il joue quand il fait cet exercice. Je dis « exercice » et pas « prise de conscience » parce que, s’il répond à la consigne, c’est qu’il sait faire ce qui est demandé et alors, il s’exerce (« exercice » renvoie, en didactique, à une activité visant à entretenir ou développer des savoir-faire).

Voilà donc la difficulté d’analyse de ce texte. C’est simple, tout est « dissonant ».

J’ai donc choisi une seule exploration, et qui ne concerne que l’introduction et la partie « langage ». Je vais évoquer ce qui menace les enfants (tous) parce qu’on leur demande des performances et des activités qui ne les concernent pas. J’y ajouterai qu’au moment où toutes les études internationales montrent que l’école française est, malgré elle, discriminante et ségrégative aux dépens des enfants de milieux les plus défavorisés, ce texte sonne le « glas scolaire » pour ceux qui sont loin de la culture de l’école française.

1- Comment parle-t-on des enfants dans ce texte ? #

Il y a un postulat, sous-jacent, qui, de fait, est omniprésent et que je résumerai ainsi: les enfants fréquentant la maternelle sont des nains vides. D’où l’idée de les faire grandir en les remplissant.
Le texte commence par des déclarations qui ne coutent rien. « L’école maternelle doit satisfaire à deux exigences pour remplir sa mission : assurer le bien-être des jeunes enfants en étant le lieu où se développent des relations affectives riches et protectrices, faire que tous les enfants puissent s’exprimer et communiquer avec facilité. » et « L’instruction obligatoire à 3 ans donne à tous les enfants les mêmes chances d’entrer dans de meilleures conditions à l’école élémentaire. Elle participe à la réduction des écarts de niveaux scolaires ».
Dès qu’il s’agit de contenu d’apprentissage pour le langage, on bascule dans autre chose parce que l’évaluation 2018 de début CP a montré que « l’élève ne repère pas la place de la lettre dans le mot et a du mal à fusionner deux sons » (page 15). Le premier problème des enfants arrivant au CP serait, en quelque sorte, qu’ils ne savent pas lire. Toute l’histoire de l’école maternelle est ici remise en question puisqu’elle a toujours judicieusement refusé d’y inclure l’apprentissage de la lecture proprement dit, choisissant d’y préparer les enfants, ce qui est bien différent. Rappelons, au cas où on l’aurait oublié, que durant la dernière année de maternelle, les enfants ont entre 5 et 6 ans et que les pays européens nordiques qui ont les meilleurs résultats en lecture et savent intégrer les enfants les plus fragiles démarrent cet apprentissage à 7 ans.
Dans l’oral, « les évaluations révèlent des difficultés largement partagées qui tiennent à la méconnaissance du sens des mots, à la confusion des mots proches du point de vue phonologique, au manque de précision du vocabulaire utilisé et à des connaissances insuffisantes. Ces difficultés sont importantes : la négation simple, les termes spatiaux… ». En résumé, ce ne sont que des enfants vides. Bizarre, car je ne sais pas ce qu’est la négation simple mais je sais que, dans leurs premiers mots, les tout petits savent dire « non » et « a pu »…
Pour résumer, il suffit de relever les expressions qualifiant les enfants : ils sont réduits à la désignation des objets qui les entourent, ont des familles ne leur offrant pas un cadre linguistique de qualité, arrivent à l’école en parlant un français très éloigné de celui qu’ils vont apprendre à lire et à écrire, ils ont un vocabulaire de connivence , ils ignorent les structures de la langue, son système des temps et de ses articulations logiques, ils ont un vocabulaire pauvre, une compréhension approximative ou erronée, ils ont des lacunes de maniement de la langue, ils ignorent les mots dont ils ont besoin, etc. Quelle tristesse.
Au-delà du fait qu’on n’a pas le droit de taxer les enfants de tant d’infamies alors qu’on sait à quel point ils sont intelligents, astucieux, réfléchis, créateurs, et qu’on continue à découvrir chez eux des capacités époustouflantes, il y a pire pour un Programme d’enseignement. C’est le fait de délivrer aux enseignants et aux parents une image désastreuse du monde des enfants. Où est la belle école maternelle qui donne aux enfants l’envie d’y aller et aux maîtres l’envie d’y travailler ?

2- Que demande-t-on aux enfants dans ce texte ? #

Ils doivent « faire l’effort de communiquer leur pensée ». Mais pour cela, ils doivent « observer et comprendre la construction de la phrase », « prendre conscience de leurs apprentissages en se testant et en s’instruisant de leurs erreurs ».
Dans l’écrit, ils doivent entrer dans « la segmentation de l’écrit, l’articulation des sons aux mots, la classification des mots selon leur signification et leur place dans la phrase, l’apprentissage de nouveaux mots, etc ». Pauvres enfants !

Bien d’autres passages encore illustrent le fait qu’on demande aux enfants une énorme quantité d’activités qu’on appelle métalinguistiques, c’est-à-dire des usages de la langue pour parler de la langue. Ce choix, s’il était appliqué, est ce qu’il y aurait de plus discriminant dans les activités de maternelle. Parce que les jeunes enfants utilisent le Langage (avec une majuscule) pour parler d’eux et de leurs vies, de leurs ressentis, de ce qu’ils aiment, veulent ou n’aiment pas. Dès la MS, ils participent à des échanges verbaux sans problème. Mais une chose n’est pas encore possible : parler du parler. Leur vie est un monde et ça les intéresse, les mots et la langue sont un autre monde qui ne les intéresse pas. Quand on demande à un enfant de 4 ans si « canard » est un mot, il ne répond pas parce que cette question n’a pas de sens pour lui. C’est pour cette raison que la maternelle s’est emparée des livres de la littérature jeunesse, parce que les enfants y entendent des histoires en français écrit et dans lesquelles ils se retrouvent ; c’est pour cette raison qu’elle s’est emparée des comptines, il y a bien longtemps, parce qu’elles font entendre aux enfants une langue « nouvelle ». Ces supports sont des « marches-pied » qui nous permettent d’apprivoiser les enfants à autre chose que le langage ordinaire et c’est pour eux le début d’une entrée dans l’autre monde, celui de la langue. Voilà bien une spécificité de l’école maternelle puisque ce n’est qu’en commençant les apprentissages du lire-écrire que les activités « méta » prendront du sens pour eux.

Pourtant, les 2 activités dominantes demandées aux enfants dans ce texte sont les activités phono et la connaissance des lettres. D’un côté ce qu’ils entendent, de l’autre ce qu’ils voient et nomment. La majorité des enfants ne fait aucun lien entre les deux. Alors, comment seront-ils prêts au CP ? Pour faire le lien, le Programme 2015 souligne le rôle de l’écriture du maître qui « bruite » en écrivant devant les enfants et qui leur propose des essais d’écriture. Ces activités font le lien entre perception sonore et utilisation de lettres. Tous les collègues qui les ont mises en œuvre constatent les pas de géants que font les enfants dans leur appréhension de la langue et dans leur découverte du « principe alphabétique » (le vrai), ce qui leur fait aborder tranquillement le CP.

Dernière type d’activité métalinguistique : la grammaire !! Mieux vaut considérer ces prescriptions comme une plaisanterie. Aucun enseignant de maternelle ne demandera aux enfants « d’interroger l’organisation de la phrase, d’identifier la fonction de tel mot ou de tels groupes de mots, de faire des permutations et des substitutions… ».

Juste un oubli dans ces attentes, il manque l’essentiel : les piliers de nos connaissances de ce qu’il faut à un enfant pour entrer dans les apprentissages à l’école maternelle. Je ne peux pas citer tous les travaux qui ont abondamment participé à cet éclaircissement. Je pense aux écrits de Vygostky et Bruner en premier, mais aussi aux très nombreux praticiens et chercheurs qui ont observé les enfants en classe et les ont écoutés pour les comprendre : Célestin Freinet, Gérard Chauveau, Emilia Ferreiro, Alison Gopnik, Edy Veneziano, Britt-Mari Barth, Jacques Fijalkow, le groupe ESCOL, Christophe Joigneaux, et bien d’autres.
Grâce à leurs apports, on sait qu’il ne faut pas oublier, surtout pour les enfants éloignés de nos routines scolaires et surtout pour la maternelle, les leviers suivants: l’encouragement aux jeux symboliques, la liberté de faire tous les essais qu’ils veulent pour progresser, la construction d’une belle image de soi, la clarté cognitive et métacognitive, l’importance du langage qui leur est adressé à propos d’eux-mêmes et de leurs essais d’apprentissage, du long terme pour qu’enfants, maîtres et parents puissent constater, ensemble, les progrès. Rien de tout ça n’est dans le texte.

3- Que demande-t-on aux enseignants dans ce texte ? #

Tout n’est pas perdu car le texte mentionne régulièrement la place de l’enseignant.
Sa mission est définie page 19 : l’enjeu de l’école maternelle est « de rehausser sur les plans sémiologique, culturel et linguistique le niveau d’une part importante des enfants qui lui sont confiés ». Les parents auront de bonnes raisons de s’offusquer…

L’enseignement est, selon les pages du texte, réfléchi, construit, spécifique, structuré, progressif, rigoureux, explicite, et parfois systématique, ou tout ça à la fois. C’est la suite du principe sous-jacent que j’ai proposé au §2 : les enseignants sont les « remplisseurs » du vide des enfants. Alors c’est du travail !

Le maître a notamment beaucoup à faire pour le vocabulaire : il « conduit les enfants à s’interroger sur le sens des mots et à déterminer ensemble, un sens conventionnel commun. Il collecte les représentations, fait discuter les enfants, s’accorder sur une définition, … constituer un cahier de mots, etc ». C’est invraisemblable, on se croirait au cycle 3. J’ai déjà écrit une longue analyse critique du livret Vocabulaire du Ministère, je n’y reviens pas.

En revanche, je n’ai trouvé qu’une maigre mention de la manière dont l’enseignant peut / doit réagir aux propos d’un enfant, alors qu’on sait depuis bien longtemps, que tout se joue là pour l’oral. « Il améliore progressivement leur expression en reformulant dans une langue de bonne tenue et en demandant aux enfants qu’ils reformulent leurs propos » . Deux remarques. La toute-puissance de l’adulte « remplisseur » du vide puisque c’est lui qui « améliore » l’expression des enfants et pas les enfants qui apprennent grâce à lui. Par ailleurs, il demande aux enfants de redire mieux. Voilà une façon de décourager définitivement certains enfants de prendre la parole.

Un autre moyen discriminant dans les activités orales est de poser des questions aux enfants lorsqu’ils ne savent pas la réponse. J’ai souvent plaisanté en disant que seule « lafilledelamaîtresse » se sentait alors concernée, mais c’est hélas presque vrai. Combien perdrait-on d’enfants en suivant ces conseils : il interroge les enfants et les invite à relier les mots qui composent une phrase (qui fait cela ? que fait-il ? où le fait-il ? etc).

Dernière tâche de l’enseignant, évaluer. « Dès l’âge de 3 ans et dans de nombreux domaines, les enfants disposent de compétences qu’on peut mesurer et dont on peut indiquer les jalons de progression ainsi que les « attendus » à la fin de l’école maternelle ». Ici, on peut faire confiance aux maîtres de maternelle qui se garderont bien de vouloir mesurer des compétences. Rappelons que le Programme 2015 est entièrement fondé sur l’évaluation positive prenant en compte les progrès d’un enfant par rapport à lui-même. Cette manière de faire, hautement professionnelle, consiste à interpréter les propos de l’enfant en prenant son point de vue, en lui montrant qu’il a essayé de dire quelque chose, que c’est bien, et on lui donne ensuite la formulation adulte. Je militerai toujours pour que cette belle interprétation, celle que font tous les parents et les éducateurs, prenne la place de ces évaluations avec des grilles, qui sont fausses, inutiles, et ne servent qu’à « trier » les enfants.
La seule évaluation à conseiller aux collègues de maternelle est de savoir où en est à peu près chaque enfant dans sa découverte du principe alphabétique (le vrai). Et c’est simple, il suffit de regarder et d’interpréter les essais d’écriture pour agir plus souvent avec les enfants les plus éloignés de cette découverte, au fur et à mesure qu’on s’approche de la fin de GS.

Une autre manière de comprendre ce texte consiste à ne lire que les intitulés de paragraphes et sous-paragraphes #

On découvre alors que tout ce que j’ai évoqué sert, en fait, d’introduction à la fin du texte, pages 25-28 : « propositions de compléments du programme ». Ces compléments portent d’abord sur le remplacement du Langage par « Langage, langages et langue ». Je ne m’attarde pas sur le paragraphe des « langages » (page 24) qui regroupe des éléments disparates et que j’appellerai volontiers un « tiroir de la commode », tant il est clair qu’y figure tout ce qu’on n’a pas réussi à positionner ailleurs dans la rédaction. Mettre ici les gestes et la communication des éléments de la flore, comme des systèmes symboliques, relève de la supercherie. Surtout quand on constate qu’il n’y a pas un mot sur les magnifiques jeux symboliques développés spontanément par les enfants, racines de l’abstraction qu’on va leur demander plus tard et qui, eux, sont de vraies activités symboliques.
Les autres compléments concernent toutes les activités « méta » développées précédemment. Et le brouillard continue. Page 26, « la découverte et la connaissance des lettres ainsi que les sons qui leur correspondent… » indique clairement un départ « lettres ». Page 28, dans le tableau des attendus en fin de maternelle (le mot « cycle » a disparu ), « mettre en relation des sons et des lettres » indique le chemin inverse avec un départ « sons ». Or quantité de travaux anglo-saxons ont souligné le caractère décisif de la seconde option pour partir de ce que savent faire les jeunes enfants depuis la naissance, traiter les chaînes sonores qu’ils perçoivent. On reste donc dans une contradiction totale avec cette note.
Et pire encore, s’il est dit qu’il y aura des compléments, doit-on comprendre que le « désastreux » Programme 2015 est conservé et qu’il re-paraîtra avec ces quelques ajouts ? Si oui, ses utilisateurs devraient, « en même temps », pratiquer l’évaluation positive de 2015 et la programmation permanente d’activités « hors sol » de 2020 ? Un grand écart impossible. Affaire à suivre.

Mireille Brigaudiot, le 14 décembre 2020.