Outils phono
Un exemple de ce qu’il ne faut plus faire
10 mai 2012
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André Ouzoulias, psychopédagogue et professeur honoraire d’IUFM revient sur les projets de documents ministériels sur « la manipulation des phonèmes » en maternelle. Un exemple, selon lui, de ce qu’il ne faut plus faire.

Il y a quelques semaines, le ministère de l’éducation nationale sortant soumettait à la concertation des syndicats trois projets de documents didactiques sur « la manipulation des phonèmes » en Grande Section de maternelle : un outil d’évaluation et deux outils de « renforcement ». Ces documents ont été conçus par un groupe de médecins scolaires liés à l’équipe grenobloise du docteur Zorman (récemment décédé) et s’appuient sur des productions antérieures de la maison d’édition La Cigale, fondée par Michel Zorman et dont le MEN a acheté les droits. Selon le ministère, ces documents étaient censés « lever les malentendus » qui auraient entouré la publication, en début d’année scolaire, d’un premier dispositif d’évaluation et de soutien. Celui-ci avait déclenché un tollé parmi les maitres et les parents d’élèves. Rappelons notamment qu’il amenait les maitres à classer les enfants en trois catégories : « RAS », « à risques » et « à hauts risques »…
Pourtant, cette seconde version n’a guère rassuré. Le SNUIPP-FSU et plusieurs chercheurs en ont livré une critique précise (voir par exemple, ici même, le texte de Mireille Brigaudiot et, sur le site du Café pédagogique, celui de Roland Goigoux). Ils concluent que ces outils sont mal conçus et inadaptés, voire impraticables.

La production de ces documents officiels pose en fait deux questions de nature différente :
- Sont-ils pertinents pour aider les équipes d’école à faire réussir le plus grand nombre d’enfants ?
- Si l’on admet que l’on puisse aboutir à des outils d’évaluation et des supports d’enseignement pertinents, est-ce bien le rôle du Ministère de l’éducation nationale de réaliser ou recommander de telles ressources pédagogiques ?

Une conception naïve de l’accès aux phonèmes

Il y aurait beaucoup à dire sur les à-peu-près conceptuels et terminologiques dans la présentation des fiches d’activités comme sur certaines situations, pour le moins étranges (on doit reconstituer l’image d’un objet d’abord découpée en autant de morceaux que de syllabes), ou sur des consignes (« Répète après moi /TRAPOU/, et maintenant répète /TRAPOU/ mais sans dire /TRA/. ») qui ne montrent pas une grande familiarité avec les capacités de compréhension verbale des enfants de cinq ans. Il faut également pointer la confusion que ces projets de documents instaurent sur le rôle de la Grande Section. Comme les élèves sont censés y apprendre de façon précoce les premières relations graphème-phonème, elle prend la forme d’un petit CP.

Mais allons à l’essentiel, à savoir la conception de l’apprentissage de la lecture à laquelle se réfèrent les auteurs de ces documents. Selon eux, l’accès au code alphabétique se déploie en deux grandes phases : d’abord une phase d’apprentissage sensoriel dans laquelle l’enfant analyse les sons du langage sans aucun recours à l’écrit et au terme de laquelle il parvient à « segmenter » les phonèmes, puis une phase au cours de laquelle il associe les lettres et les graphèmes aux phonèmes préalablement isolés. Dans la première phase, les enfants font donc des exercices sensoriels d’écoute et de phonation et ils sont censés progresser pas à pas le long d’un continuum qui va de la syllabe au phonème. Et même petit pas après petit pas, car la progression enchaine une quarantaine de séances sur des stimuli purement oraux. On notera en outre que l’écriture de mots ou de microtextes par les enfants est absente de cet univers pédagogique.

Disons-le d’emblée, cette conception est, pour le moins, naïve. Elle méconnait notamment ce fait essentiel à l’interprétation des difficultés des élèves débutants : l’accès aux phonèmes ne se réalise nullement en continuité avec l’analyse des mots en syllabes, mais en rupture avec celle-ci (1). Dans les mots polysyllabiques, les syllabes sont simplement juxtaposées. L’analyse des mots en syllabes consiste à scander celles-ci. Rien de plus facile ! Plus de 95 % des élèves de cinq ans, après trois séances d’initiation, en sont capables. En revanche, au sein de la syllabe, les phonèmes ne sont pas juxtaposés mais coarticulés, fusionnés en une seule émission de voix (c’est la définition de la syllabe). Qui plus est, il y a une asymétrie entre voyelles et consonnes. On peut prononcer isolément les voyelles. C’est impossible pour les consonnes, du moins pour les plus nombreuses, les occlusives. Par exemple, on peut prononcer isolément la voyelle de [tu] de « toupie » et même la prolonger : [uuu…]. Mais on ne peut prononcer isolément la consonne [t] (on prononce en fait [tœ]), et encore moins la prolonger : [ttt] ! En somme, pour les élèves de GS, il n’y a pas de commune mesure entre manipuler les syllabes et « manipuler les phonèmes ». La réussite sur la première unité ne prédit nullement celle sur la seconde, surtout s’il s’agit de la consonne.

Il convient ici de souligner que, dans l’accès aux phonèmes, il y a une dimension conceptuelle. Pour entendre les phonèmes, il faut s’y entendre en phonèmes. En effet, pour répondre à la question : « quel genre de “petits sons” me demande-t-on d’isoler ? », l’enfant doit pouvoir distinguer les différentes sortes de « sons » susceptibles d’être analysés (syllabe, rime, voyelle, autres phonèmes…) et concevoir leur emboitement. La perception consciente des phonèmes est une perception guidée par les connaissances. Et ce sont les connaissances sur l’écrit (mots, syllabes écrites et lettres) qui aident l’enfant à se représenter ces unités phonologiques abstraites. Avec la syllabe écrite par exemple, pour analyser cet événement temporel fugace qu’est la syllabe orale, l’enfant peut raisonner sur une représentation spatiale permanente. La syllabe écrite lui rend tangible la syllabe orale : une émission de voix unique qui se présente d’emblée, dans son reflet écrit, comme un être composé, comme unité d’une pluralité. La syllabe écrite peut être alors utilisée en tant qu’analyseur de la syllabe orale. Elle aide à révéler les phonèmes (2). En employant un concept vygotskien, on peut dire que la syllabe écrite est « l’instrument psychologique » de la découverte des phonèmes dans la syllabe orale.

L’œuf ou la poule ?

Aujourd’hui, la communauté des psychologues admet en effet que les connaissances sur la langue écrite jouent un rôle important dans l’accès aux phonèmes. Dans les tâches d’analyse phonémique, à même âge chronologique, ce sont presque toujours les enfants les plus avancés dans la connaissance de l’écrit qui réussissent le mieux (3). C’est ce que deux chercheurs états-uniens, Anne Castles et Max Coltheart, concluent après avoir passé en revue plusieurs dizaines d’études sur le développement de la conscience phonologique. Plus précisément, il ressort des recherches conduites depuis de nombreuses années que la conscience des phonèmes et la connaissance des graphèmes ne se succèdent pas en deux grandes phases homogènes mais interagissent dans un développement en va-et-vient et cette interaction est d’autant plus féconde que les élèves sont conduits à individualiser les lettres en écrivant des mots (et, dès que possible, des microtextes). Dans un article de 2007, Élisabeth Demont et Jean-Émile Gombert se demandaient ce qui, dans la compréhension du principe alphabétique et l’émergence parallèle de la conscience des phonèmes, joue le rôle essentiel : les phonèmes ou les graphèmes ? Ils notaient que les connaissances disponibles conduisent à ranger cette question dans la même catégorie que celle-ci : qu’est-ce qui est premier, la poule ou l’œuf ? (4) L’hypothèse interactive est cohérente avec le fait que la connaissance des lettres de l’alphabet prédit au moins autant la réussite ultérieure que la capacité à analyser la syllabe en phonèmes (5).

Dans cette même perspective, au terme d’une recherche conduite avec un groupe de maitres E adhérents de la FNAME (6), de 2008 à 2011, nous avons pu observer que les élèves qui ont compris le principe de la graphophonologie au niveau de la syllabe (et pas encore à celui du phonème) à l’entrée au CP sont quasiment tous (à 98 % !) de bons ou très bons lecteurs en fin de CP. Ils ont rapidement compris le principe alphabétique et, parallèlement, ont su réaliser l’extraction des phonèmes (7).

Voici donc ce que dit la recherche : toutes choses égales par ailleurs, si les GS des REP ont des performances en analyse phonémique plus faibles que celles des quartiers favorisés, ce n’est pas que les élèves des quartiers populaires aient une perception auditive moins subtile ! Cela tient à une moindre expérience de l’écrit et à une moindre familiarité avec la matérialité de l’écriture (textes, mots, lettres, écriture manuscrite, clavier…).

Ajoutons une remarque et une question. La remarque : quand le maitre de GS veut que ses élèves « segmentent » les syllabes orales en phonèmes, sans support écrit, beaucoup n’ont pas conscience que l’on vient de changer de niveau d’analyse ; ils ramènent les « petits sons » que leur demande maintenant d’entendre le maitre à ceux qu’ils connaissent et maitrisent bien : les syllabes. D’où un grave malentendu (c’est le cas de le dire…) entre le maitre et ces élèves, surtout si l’adulte emploie, comme le recommandent les auteurs des projets de documents du MEN, le même mot « son » pour désigner les deux sortes d’unités phonologiques. On comprend l’étonnement de l’un et le désarroi des autres !

La question : les enfants qui sont conduits à faire des analyses phonologiques sur les seuls stimuli auditifs, sans aucune intervention de l’écrit, ont-ils une idée claire de la finalité de ces exercices ? Savent-ils qu’ils apprennent à lire ? De premiers entretiens réalisés par un groupe de recherche de maitres E membres de la FNAME montrent que, lorsque les stimuli sont seulement auditifs, la plupart des enfants ne font pas de lien entre les activités métaphonologiques et l’apprentissage de la lecture.

Les auteurs de ces projets de documents ministériels sont des médecins scolaires. Une citation en début de présentation de Michel Fayol, l’un des meilleurs spécialistes internationaux de la psychologie de la lecture, n’empêche pas qu’ils ont méconnu les recherches en psychologie cognitive. Ce n’est pas les offenser de dire que leur vision des difficultés dans l’apprentissage de la lecture est colorée par leur préoccupation médicale dans l’examen de l’enfant. Mais, ici, la prise en compte des capacités sensorielles et motrices — qui a sa raison d’être — a sans doute été unilatérale ; les auteurs ont écarté les dimensions psycholinguistique, cognitive et sociale de l’apprentissage du principe alphabétique.

Le rôle du ministère : ni pédagogie officielle ni abstention

Avec ces projets de documents, parmi la pluralité des approches des apprentissages métaphonologiques à l’école maternelle, le ministère a décidé d’en privilégier une, de surcroît en achetant les droits d’un matériel auprès d’un éditeur privé. Pourquoi cette approche-ci plutôt que celle mise au point par Sylvie Cèbe et ses collègues avec Phono, celle de la pédagogue québecoise Brigitte Stanké, celle que nous avons nous-même expérimentée et mise en forme pour la mallette Prévelire, ou d’autres encore ? L’exigence éthique supposerait au minimum que ce choix soit explicité et justifié. Cela n’a pas été le cas.

Mais même s’il n’y a aucun enjeu commercial direct, il n’est pas envisageable de proposer des supports d’enseignement qui fassent consensus. La diversité des approches est en effet consubstantielle à la recherche en éducation comme elle est consubstantielle à la pédagogie. Ce ne peut, ce ne doit pas être le rôle du ministère de l’éducation nationale de s’ériger en dépositaire des normes pédagogiques. La reconnaissance de la responsabilité pédagogique pleine et entière des maitres va de pair avec l’exclusion de toute pédagogie officielle.

Est-ce à dire que le ministère de l’éducation nationale doive s’abstenir de toute intervention dans le domaine de la pédagogie ? Certainement pas ! Car il a la responsabilité devant la nation de son ambition démocratique à l’égard de l’école. Elle lui confère le soin de définir les objectifs d’apprentissage. Mais son rôle est aussi de favoriser la recherche en éducation, de permettre la diffusion et la discussion des résultats des recherches française et internationale, en en respectant la diversité. Qu’on me permette de donner en exemple d’un tel comportement le recueil de textes que le site Éduscol a mis en ligne pour aider les maitres à concevoir leur enseignement du vocabulaire. Il est vrai que le ministère a recueilli ici le fruit d’une initiative de l’Observatoire National de la Lecture, juste après que Luc Chatel l’a supprimé…

Le rôle du ministère est aussi de garantir une formation initiale de qualité des enseignants, de développer leur formation continue, de s’assurer notamment qu’elles viseront une connaissance de la diversité des approches didactiques dans chaque domaine. Son rôle est enfin de soutenir la production et la diffusion de la documentation pédagogique. Tout cela a un prix, bien plus élevé que celui de la mise en ligne de documents pédagogiques, aussi bien conçus soient-ils. C’est le prix que la nation attache à la qualification de ses maitres et à la qualité de son école.

Tant sur le plan didactique que sur le plan institutionnel, les projets de documents du ministère sur « la manipulation des phonèmes à l’école maternelle » apparaissent donc comme l’exemple même de ce qu’il ne faut plus faire en matière de « pilotage pédagogique » de l’école. Le changement de majorité politique doit être l’occasion d’une réorientation complète et immédiate dans ce domaine. Mais à plus long terme, les professionnels de l’éducation attendent que ces principes éthiques de « gouvernance pédagogique », utiles au bien commun et universellement admissibles, soient bientôt sanctuarisés, pour être mis à l’abri des changements de majorité. Pour cela, ils doivent être inscrits dans le Code de l’Éducation.

André Ouzoulias, le 9 Mai 2012

(1) Voir Ouzoulias A., 2009, « Conscience phonologique : quels apprentissages en maternelle ? », in Christine Passerieux, dir., La Maternelle, première école, premiers apprentissages, Chronique sociale, Lyon.

(2) Ces formulations sont extraites de http://fname.fr/IMG/pdf/RechercheFN...

(3) Castles Anne et Coltheart Max, 2004, « Is there a causal link from phonological awarness to success in learning to read ? », Cognition, n° 91.

(4) Demont Élisabeth et Gombert Jean-Émile, 2007, « Relations entre conscience phonologique et apprentissage de la lecture : peut-on sortir de la relation circulaire ? », in Demont Élisabeth et Metz-Lutz Marie-Noëlle, dir., L’acquisition du langage et ses troubles, Marseille : Solal.

(5) Voir par exemple Blatchford Peter et coll., 1987, « Associations between preschool reading related skills and later reading achievement », in British Educational Research Journal, 13, 15-23.

(6) Fédération nationale des associations de maitres E.

(7) Voir recherche FNAME déjà citée. Voir aussi Roblin Alain et Matthias Nadine, 2011, Le Train des mots, chez Retz, un support d’enseignement qui joue sur l’interaction constante entre oral et écrit, dès la syllabe, dans l’accès au principe alphabétique.