Mireille Brigaudiot, Maître de conférence en sciences du langage, livre au SNUipp quelques réflexions sur les outils d’observation et de renforcements pour les élèves de grande section proposés par le ministère
Le dispositif proposé soulève différents niveaux de problèmes, liés entre eux, et qui viennent d’un manque de connaissances des procédures enfantines pour apprendre le langage, mais aussi d’un manque de connaissances linguistiques, et enfin d’un manque de connaissances des caractéristiques procédurales des enfants en échec après le CP. (lire « Des enfants hors du lire », CTNERHI et INSERM, Préneron & al., épuisé et non réédité hélas).
Décidément, Saussure doit se retourner dans sa tombe... Le langage est une activité symbolique « pure », une invention de l’homme utilisant des signes qui sont sans rapport avec les objets du monde, les « référents ». Les signes sont analysés par les linguistes en terme de « signifiant » (le mot écrit ou sa prononciation à l’oral) et de « signifié » (ce qu’il produit comme sens à l’intérieur d’un contexte). Les activités « phono » sont des activités qui ne portent QUE sur les « signifiants oraux ». Impossible de faire plus abstrait. Et on va travailler avec des images dans le document ministériel ?!
Prenons une citation du document : « l’enfant doit séparer le carton comportant l’image d’un mot » : Et bien non !... un mot n’a pas d’image. Au mieux, un référent peut être illustré. Mais c’est tout. De plus, les mots ne sont pas tous référentiels (comme les noms), heureusement. Et les enfants entrent dans le langage en traitant simultanément les noms et tous les autres mots, pas du tout comme des éléments de catégories mais comme des énoncés : chaînes sonores longues, portées par l’intonation et l’affect d’un adulte dans une relation. En entendant « et oui ! on va aller au square » et quand à un an et demi il dit en écho « kar » (fin de l’énoncé « square ») il a, d’une certaine manière, très bien segmenté ce qu’il a entendu. Or, ce « travail » s’est fait sans référent sous les yeux. C’est décisif pour le langage. Par opposition, je rappelle que des expériences ont été faites dans plusieurs pays pour entraîner les bébés à dire des mots en leur montrant des images (en France par exemple, Rachel Cohen dans les années 70), avec entraînement. Tout ceci a été abandonné, tant le risque était grand de les rendre “fous”...
Les signes linguistiques étant à 100% abstraits, que construit-on chez les enfants en les matraquant de manipulations référentielles ? On leur fait croire que l’écrit se traite d’abord avec les yeux. « je regarde le carton et je vois un lapin. » C’est fondamentalement faux, puisque l’écrit vaut autre chose que ce qu’il est. On leur fait croire qu’écrit et dessin fonctionnent dans le même registre, que couper un mot en deux ou couper un dessin en deux c’est pareil, on a à chaque fois 2 morceaux de quelque chose. C’est faux, surtout pour l’écriture du français qui contient par exemple des semi-voyelles ne permettant pas de « couper-séparer » les lettres : dans le mot « moyen », la lettre Y appartient à la fois à la première syllabe qui est [mwa] et la seconde qui est [jî].
Toujours sur cette question de référentialité directe, absolument monstrueuse, on fait croire aux enfants que les mots sont eux-mêmes des référents, puisqu’on peut couper une image de lapin en deux (puzzle des outils) pour retrouver le mot lapin. Là, on est dans une zone extrêmement dangereuse pour les enfants qui n’ont pas des parents baignant dans la culture écrite. Car ils vont se focaliser sur le référent, l’animal lapin. C’est évidemment ça qui va les intéresser, et c’est normal puisqu’ils ne sont pas encore alphabétisés (c’est la lecture/écriture maîtrisée qui permet de faire abstraction du sens pour travailler sur de la langue). Or on sait que les enfants qui n’apprennent pas à lire sont souvent dans l’impossibilité totale de faire abstraction du sens. Ici on renforce cette impasse. Nous sommes plusieurs à avoir alerté les enseignants sur cette utilisation des « lotos mots » qui existe depuis très longtemps.
Dernier point, le document parle de « progressivité » alors qu’il s’agit de progression. Une progression est une suite d’exercices, basée sur ce que les adultes savent – ou croient savoir ici - du contenu enseigné. Une progression est une cohérence d’enseignement. En revanche, la progressivité est une cohérence d’apprentissage. Je rappelle que, dès 1995, j’ai mis en avant cette notion de « progressivité » qui renvoie à la manière dont les enfants découvrent et comprennent peu à peu l’écrit. Et pour faire ça, ils ont les trois ou quatre années de la maternelle, pas seulement la GS. Dans cette progressivité, c’est-à-dire leur cheminement, il y a une étape « zéro » qui est le moment où ils comprennent que les “trucs” des papiers et des livres « valent » du langage. Ils y entendent des choses compréhensibles et c’est ça qui va faire qu’ils auront envie d’en savoir plus sur ces “trucs”. Si les chercheurs regardaient à la loupe ce qui se passe chez un enfant autour de un an et demi / deux ans en milieu favorisé, ils le verraient faire un tracé particulier, différent des dessins, et dire « j’ai écrit mon nom ». Cela veut dire qu’il a compris la nature symbolique de ce tracé spécifique. C’est pourquoi je suis en désaccord avec le postulat de départ du document. Il n’y a pas deux zones de travail dans l’écrit avant le CP. Il y en a UNE, qui est condition des deux autres : il faut d’abord que les enfants aient découvert la nature abstraite (symbolique) de l’écrit et alors ils pourront essayer de mieux comprendre et entrer dans le code. En mettant la charrue avant les bœufs, on privilégiera toujours les mêmes enfants, ceux qui ont des parents lecteurs - écriveurs.
Pour conclure, on peut se demander pourquoi le ministère veut éditer le énième outil phonologique.
parce que ça fait « scientifique », sorte de caution qui le légitime ?
Parce qu’il n’y a qu’à suivre une progression et même des maîtres sans formation peuvent faire ça ?
Parce qu’on est dans le remplissage des verres vides ? Les enfants sont vierges et on les remplit : ateliers, régularité, entraînement, remédiation. Vision mécaniste et quantitative des apprentissages.
Parce que la progression permet d’avoir du matériel ad hoc ? On retrouve la vieille habitude de « l’habillage » des activités, nécessaire parce que ce sont des petits enfants. On est dans les années 50, quand on ne savait pas grand-chose sur les activités cognitives des jeunes enfants.
Parce que la progression permet d’évaluer pas à pas ? On peut faire des croix dans un tableau pour savoir qui réussit et qui ne réussit pas. Une « idéologie » de la performance et du tri.
Mireille Brigaudiot - avril 2012
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